Chapitre 11

Tout est permis en amour, guerre et journalisme.

La nuit précédente, j’avais rêvé que je retournais dans l’Oued Royal. Le clair de lune changeait les falaises déchiquetées en sculptures d’argent glacé, palais en ruine et colosses effondrés. Rien ne venait rompre l’absolu silence, pas même le bruit de mes pas. Je glissais, désincarnée comme l’esprit qu’il me semblait être. Des ombres aussi nettes que des taches d’encre s’avançaient, puis reculaient à mon approche. L’obscurité emplissait l’étroite fissure vers laquelle je me dirigeais, et quelque chose venait à ma rencontre, une forme de lumière pâle, couronnée d’un rayon de lune et enveloppée d’étoffe blanche. Les yeux, profondément enfoncés, disparaissaient dans l’ombre. La bouche était figée en un rictus de souffrance. Je tendis le bras, pour l’appeler et lui dire ma pitié, mais il m’ignora. Il gagna la nuit éternelle, condamné au néant par les dieux qu’il avait tenté de détruire. Pour toujours, il errerait et toujours, sans doute, je retournerais en rêve vers cet endroit hanté qui attire mon âme tout comme la sienne.

 

*

* *

 

— Vos yeux paraissent un rien cernés ce matin, Peabody, remarqua Emerson, auriez-vous mal dormi ? Quelque chose sur la conscience, peut-être.

Nous étions seuls sur le pont, les autres rassemblaient leur équipement. Nous aurions besoin de beaucoup de matériel si nous devions passer plusieurs jours dans l’oued ; bien sûr, Emerson avait laissé à Cyrus toute la charge de l’organisation, et se plaignait déjà du retard.

Ignorant la provocation (car c’en était bien une) je dis :

— Je tiens à changer ce pansement avant que nous partions. Vous l’avez mouillé.

Il protesta, se fit prier, mais j’insistai, et il finit par me suivre dans ma chambre. Ostensiblement, je laissai la porte entrouverte.

— Êtes-vous sûre de vouloir abandonner votre luxueuse cabine pour une tente dans les rochers ? demanda-t-il en parcourant la pièce élégante d’un regard méprisant, je vous autorise à revenir à la dahabieh pour la nuit si vous préférez. Il y a à peine trois heures de marche aller et… Ouille !

Je lui avais arraché ce cri en enlevant brusquement le sparadrap.

— Je vous croyais fières de votre douceur, vous autres, anges de miséricorde, grogna Emerson entre ses dents.

— Pas du tout. Nous sommes fières de notre efficacité. Cessez de gigoter ou vous allez avaler de l’antiseptique. Il n’est pas destiné à l’usage interne.

— Ça pique ! grommela Emerson.

— Une partie de la plaie est infectée, je m’y attendais. Mais la cicatrisation se fait bien.

Je crois que ma voix était ferme, bien que mon cœur se serrât devant l’affreuse plaie enflammée.

— Retourner tous les soirs à la dahabieh serait, bien sûr, la solution la plus raisonnable, enchaînai-je en coupant des bandes de sparadrap. Mais si vous avez résolu de nicher dans l’oued comme un oiseau sauvage, nous devons nous aussi…

La voix de Cyrus criant mon nom m’interrompit avant qu’Emerson eût le temps de le faire, comme il en avait visiblement l’intention.

— Ah ! Vous voilà, fit Cyrus en apparaissant à la porte. Je vous cherchais !

— Vraiment ? Je ne l’aurais pas deviné, fit Emerson. (Il repoussa ma main.) Ça ira. Ramassez vos flacons, vos peintures, vos pots et tout votre attirail féminin, que nous puissions partir.

Bousculant rudement Cyrus au passage, il sortit. Je rassemblai mon matériel médical et fourrai la boîte dans mon sac à dos.

— C’est tout ce que vous emportez ? demanda Cyrus. Certes, quelqu’un pourra revenir si vous avez oublié quelque chose…

— Ce ne sera pas nécessaire, j’ai tout ce qu’il me faut.

Je pris mon ombrelle sous le bras.

Les hommes étaient en train de charger les ânes quand nous descendîmes du bateau. Emerson s’était mis en route, le chat sur l’épaule. Je m’arrêtai pour parler à Feisal, qui dirigeait les âniers.

— Ils ont été lavés, Sitt Hakim, m’assura-t-il.

Il parlait des ânes, et non des âniers, quoique l’apparence de ces derniers n’eût certainement pas souffert d’un peu d’eau et de savon.

— Bien.

Je sortis de ma poche une poignée de dattes que je donnai aux ânes. Un chien errant décharné s’approcha, la queue entre les pattes. Je lui jetai les restes de saucisses du petit déjeuner, que j’avais gardés.

— Pauvres créatures stupides ! fit Cyrus. Vous perdez votre temps en les nourrissant, ma chère, ils sont trop nombreux, et tous affamés.

— Mieux vaut une petite bouchée que rien du tout, répondis-je, en tout cas c’est ma philosophie. Mais qu’est-ce que tout ce chargement ? Nous allons nous installer dans un campement temporaire, pas dans un hôtel de luxe.

— Dieu seul sait combien de temps votre tête de mule de mari voudra rester dans l’oued, rétorqua Cyrus, et vous ne partirez pas tant qu’il y restera. Alors j’ai pensé qu’un peu de confort ne nous ferait pas de mal. J’ai fait venir quelques ânes de plus, au cas où vous seriez fatiguée de marcher.

Je déclinai cette offre délicate, mais René aida Bertha à s’installer sur l’une des petites bêtes puis marcha à ses côtés. Il fallut à peu près une heure à notre caravane pour traverser la plaine. Si on ne le bat pas, ce que je ne tolère jamais, le pas d’un âne n’est guère plus rapide que celui d’un homme. Je surveillais Emerson, qui marchait devant. Abdullah et plusieurs de ses fils le suivaient de près, à sa bruyante contrariété. Le son porte loin dans le désert.

Nous grimpâmes jusqu’au pied des falaises et gagnâmes l’entrée de l’oued, où Emerson nous attendait. Il roulait des yeux, tapait du pied et se livrait à toutes sortes de mimiques impatientes, mais je crois que même lui était content de se reposer et reprendre souffle un moment. Nous nous trouvions assez haut pour apercevoir une partie du fleuve qui scintillait sous le soleil du matin, derrière les verts tendres des champs cultivés et des palmiers. Un sentiment de désastre imminent me saisit quand je me tournai pour contempler l’ouverture sombre dans les falaises.

La réalité était assez lugubre, bien qu’elle ne ressemblât guère au cauchemar qui allait hanter mes nuits pendant plusieurs années. La vallée était stérile, nue et morte. Pas un brin d’herbe, pas la moindre trace d’humidité. Les parois rocheuses qui s’élevaient de chaque côté étaient craquelées, horizontalement et verticalement, comme des ruines ; les débris de pierres qui s’amoncelaient à leur pied, les cailloux et rocs qui jonchaient le sol signalaient clairement les éboulements continuels et les brèves inondations, rares mais violentes, qui avaient aidé à modeler l’oued.

Quand nous nous engageâmes dans la Vallée, seules les hauteurs des falaises sur notre gauche s’éclairaient de soleil. Le fond du défilé était encore très obscur. Peu à peu, la lumière descendit et s’approcha de nous, sur le chemin serpentant entre les rochers écroulés, jusqu’à ce qu’enfin le soleil transforme l’endroit en une véritable fournaise. Le sol dénudé vibrait de chaleur. Le silence n’était rompu que par la respiration haletante des hommes et des ânes, le roulement des pierres sous nos pieds, et le tintement joyeux des outils à ma ceinture.

Jamais je n’avais autant apprécié le confort de mon pantalon et de mes hautes bottes. Même les jupes-culottes que je portais lors de ma première visite en Égypte, malgré l’amélioration qu’elles constituaient par rapport aux jupes traînantes et aux tournures volumineuses, ne me procuraient pas une telle liberté de mouvement. Je n’enviais aux hommes que la possibilité d’ôter plus de vêtements que ne me le permettait la décence. Emerson, bien sûr, avait retiré sa veste et retroussé ses manches de chemise jusqu’aux coudes avant même d’avoir parcouru un mile, et quand le soleil enveloppa nos silhouettes transpirantes, même Cyrus, en me jetant un regard d’excuse, ôta sa veste de lin et desserra sa cravate. Les robes de coton que portaient les Égyptiens étaient bien mieux adaptées au climat que les vêtements européens. Tout d’abord, je m’étais demandé comment ils arrivaient à se déplacer si facilement sans se prendre les pieds dedans, mais je me rendis vite compte qu’ils n’hésitaient pas à les relever, voire les enlever en cas de nécessité.

Au bout de trois miles environ, les parois rocheuses se rapprochèrent et des canyons plus étroits s’ouvrirent de chaque côté. Emerson s’arrêta.

— Nous camperons ici.

— La tombe royale est plus loin, objecta Cyrus en s’épongeant le front. Au bout de cet oued qui part vers le nord…

— Il n’y a pas assez de place pour vos fichues tentes dans l’Oued Royal. De plus, les autres tombes dont je parlais sont tout près. Il y en a au moins une dans cette petite vallée qui va vers le sud.

Cyrus ne protesta plus. Le mot « tombe » avait sur lui le même effet que le mot « pyramide » sur moi. À l’expression ironique d’Emerson, je compris qu’il devinait ce que je pensais : ces tombes seraient encore plus vides et délabrées que la sépulture abandonnée d’Akhenaton. Pourtant, l’espoir fait vivre, comme on dit, et je partageais l’opinion de Cyrus : mieux vaut être optimiste que pessimiste, car si l’on doit être déçu, pourquoi en souffrir par avance ?

 

 

 

Oued royal-El Amarna

 

 

Nous laissâmes les hommes installer le campement, tâche difficile sur un sol si encombré de rochers, et parcourûmes une centaine de mètres de plus, vers l’entrée de l’Oued Royal qui partait vers le nord. Nous y fûmes en quelques minutes.

Au bout d’un moment, Cyrus prit la parole d’une voix douce, rêveuse :

— Cet endroit a quelque chose… Qui était-il vraiment, ce personnage énigmatique. À quoi croyait-il en réalité ?

Je voyais à l’expression d’Emerson qu’il était ému, lui aussi, mais lorsqu’il répondit sa voix débordait de sens pratique :

— Réfléchissons plutôt aux mystères de la tombe elle-même. Akhenaton y a été enterré, j’en mettrais ma main au feu. On a trouvé des pièces de son équipement funéraire réduites en miettes, même le sarcophage, objet massif en pierre dure. La plupart des fragments mesuraient moins de cinq centimètres. Aucun pilleur de tombe ne se serait donné tant de mal. Les coupables devaient être des ennemis du roi, poussés par la haine et la soif de vengeance. Ont-ils aussi détruit sa momie, ou a-t-elle été transférée dans un endroit plus sûr, avec le reste de son équipement funéraire, quand la ville a été abandonnée ? Sa seconde fille est morte jeune, avant qu’ils aient le temps de lui préparer une tombe séparée. On a aussi trouvé là des fragments d’un autre sarcophage, qui devait être le sien, je suis certain qu’elle a été enterrée dans les salles où on a découvert les fresques représentant ses parents en larmes devant son cadavre.

— Et Néfertiti ? Il n’y a qu’un seul emplacement de sarcophage dans la chambre funéraire. Les salles séparées qui partent du couloir d’entrée lui étaient peut-être destinées, mais elles n’ont pas été terminées et pas le moindre fragment de matériel funéraire n’a été découvert à l’intérieur ou aux alentours.

— Et les bijoux que Mond a acheté en 1883 ? demanda Cyrus, il y avait une bague avec son nom…

— Ils faisaient partie – une infime partie – des trésors funéraires de son mari, asséna Emerson. Un de ceux qui ont transféré la momie d’Akhenaton dans une autre tombe se les sera mis dans la poche – je parle au figuré, bien sûr – ou alors, ils auront été volés par les vandales qui ont détruit le sarcophage. La première hypothèse me paraît plus probable. Le sarcophage était trop lourd pour être transporté, mais le corps dans son cercueil et les biens enterrés avec lui – huile, nourriture, vêtements, meubles, ornements… – ont été emportés. Mond a acheté ces bijoux à des villageois des environs. Le voleur de l’époque avait dû cacher son butin quelque part dans l’oued, avec l’intention de revenir le chercher plus tard, mais il ne l’a pas fait. La cachette a été découverte par des voleurs actuels, c’est certain.

— Donc, vous pensez que sa tombe à elle… commença Cyrus.

— Reste à trouver, compléta Emerson, mais nous devons d’abord nous attaquer à la tombe royale. Je veux qu’on la déblaie entièrement, jusqu’au rocher. Il faudra évacuer et tamiser les gravats du couloir, sonder les sols, les plafonds et les murs pour vérifier s’il n’y a pas de passages secrets. Où est passé ce foutu… Sacré nom d’une pipe, Abdullah ! Allez-vous cesser de me marcher sur les talons ?

— Je dois être prêt à obéir aux ordres du Maître des Imprécations, déclara Abdullah.

— Je vous ordonne de ne pas rester si près de moi. Allez chercher Ali et quatre… non, cinq hommes, je ne veux que des ouvriers expérimentés pour travailler ici. Vous savez ce que nous cherchons, Abdullah.

— Nous commençons tout de suite ? se récria Abdullah, les yeux exorbités.

Au-dessus de nos têtes, le ciel sans nuages vibrait de chaleur.

— Il est presque midi, intervins-je, le voyage a été long et pénible. Nous allons nous reposer et déjeuner avant de nous mettre au travail, Abdullah.

— Quant à vous, fit Emerson en me dévisageant d’un regard bleu et critique, vous pouvez emmener votre cher chasseur de trésor Vandergelt dans le grand oued et vous mettre en quête d’autres tombes.

— Nous n’avons pas assez de main-d’œuvre, objecta Cyrus. Il y a des tonnes de rochers et de sable à tamiser.

— Engagez des hommes au village.

— Pour l’amour du ciel, m’exclamai-je, vous perdez la tête, Emerson !

— C’est ce que vous me répétez sans cesse, répondit-il d’un ton égal.

— Nous ne pouvons prendre le risque d’accueillir des étrangers parmi nous, insistai-je. Plusieurs hommes de Haggi Qandil se cachaient dans les falaises quand Mohammed vous a attaqué, prêts à vous emmener si son plan réussissait. La plupart des villageois sont honnêtes, je crois, mais quelques-uns…

— Alors, engagez ceux qui sont honnêtes, coupa Emerson. Ne pouvez-vous donc prendre la moindre initiative sans me demander mon avis ?

 

*

* *

 

Bien entendu, je ne prêtai pas la moindre attention à la tentative d’Emerson de diviser nos forces.

— Si vous voulez vous concentrer sur la tombe royale, alors concentrons-nous, dis-je fermement. En plus des travaux que vous avez énumérés ce matin, il nous faudra établir un plan plus précis de toute la tombe et copier les bas-reliefs restants. Les copies de Bouriant sont inestimables parce qu’elles représentent des fragments qui ont disparu depuis, mais…

— Arrêtez de me sermonner, bon sang ! fulmina Emerson en se tripotant le menton.

N’y trouvant pas de barbe à tirer, il le frotta jusqu’à le faire virer au rose vif.

— Évidemment, j’avais bien l’intention de faire ce que vous venez de dire. Puisque vous m’avez devancé, vous aurez le privilège de copier les bas-reliefs.

J’étais sûre qu’en faisant cette proposition, il me rendait la monnaie de ma pièce pour sa barbe rasée. Les salles intérieures de la tombe étaient torrides comme l’enfer.

— Très bien, répondis-je avec calme, quelle méthode préconisez-vous ? Pression à sec ou calque ?

— Les deux, fit Emerson, les lèvres incurvées en une expression qu’on pouvait à peine appeler un sourire. Je veux que la moindre éraflure de ces murs soit répertoriée. Une technique pourrait dévoiler des détails que l’autre aura laissé passer. Quand vous aurez rapproché les deux résultats et en aurez tiré une image complète, vous retournerez dans la tombe afin de la comparer avec le mur. Vous pouvez prendre René pour vous aider. Commencez par la salle E et faites bien attention de ne rien oublier.

La salle E était la chambre funéraire, la partie la plus profonde, la plus reculée et la plus chaude de la tombe.

— Très bien, dis-je encore.

Emerson s’éloigna en ricanant. Pendant qu’il expliquait aux hommes ce qu’il attendait d’eux, je pris Abdullah à part :

— Je ne sais pas ce qu’il mijote, mais il vient de m’envoyer dans la partie la plus profonde de la tombe, je ne pourrai pas le surveiller. Il n’a pas dit ce qu’il comptait faire, mais je crains le pire. Je me fie à vous, mon ami ! Surveillez-le. Ne le laissez pas s’éloigner tout seul.

— Ne craignez rien, Sitt. Depuis qu’il nous a échappé, j’ai veillé à ce que quelqu’un le surveille en permanence, même quand il dort – ou fait semblant de dormir.

— Parfait. Je me fie à vous comme à moi-même.

J’étais sur le point de m’éloigner quand le vieil homme me rappela d’une voix hésitante :

— Sitt Hakim…

— Oui, Abdullah ?

— Je ne voudrais pas vous donner à croire que votre sécurité nous importe moins que celle du Maître des Imprécations…

— Vous n’avez pas besoin de me le dire, mon ami, protestai-je avec chaleur. Nous comprenons chacun le cœur de l’autre, je crois, et nous savons tous deux que le Maître des Imprécations a plus que moi besoin de protection. Il est le plus courageux des hommes, mais il prend des risques stupides (J’ajustai ma ceinture.), alors que je peux me défendre toute seule.

Les lèvres barbues d’Abdullah frémirent.

— Oui, Sitt, mais j’espère ne pas vous offenser en disant que, tout comme vous vous fiez à moi, je me fie au riche Américain. Il est aussi votre ami, il ne laissera aucun mal vous atteindre s’il peut l’empêcher.

— Mr Vandergelt est un véritable ami, approuvai-je, nous avons de la chance d’avoir des amis aussi loyaux, et vous en particulier, Abdullah.

Les devoirs de la courtoisie et de l’amitié ayant été remplis, Abdullah se lança à la poursuite d’Emerson et j’allai chercher René pour l’envoyer prendre notre matériel.

Bien entendu, Cyrus se proposa pour m’aider, mais je voyais bien que ce pénible travail de fourmi ne lui disait rien. De plus, il n’avait pas l’expérience nécessaire. Quand je l’eus assuré que je pouvais fort bien me passer de lui, il n’insista pas. Il avait déjà l’œil sur un amas de débris de l’autre côté de l’oued, près de l’endroit où d’autres chercheurs, dont Emerson, avaient trouvé des traces d’une entrée de tombe, et je voyais bien qu’il ne songeait qu’à creuser. René et moi descendîmes nos rouleaux de papier et nos crayons dans les galeries et escaliers. Nous franchîmes le puits à demi comblé (sur lequel on avait jeté des planches) puis, après encore une courte descente, nous entrâmes dans la chambre funéraire.

De forme carrée, elle faisait à peu près trente pieds de côté (10, 36 mètres sur 10, 40, pour être exact). Elle comportait deux piliers carrés et un socle surélevé qui autrefois supportait le sarcophage. Le sol était recouvert d’une boue durcie qui formait une croûte plâtreuse. Les murs et piliers en pierre étaient recouverts d’une couche de plâtre et décorés de bas-reliefs peints. Là où le corps de l’hérétique avait reposé, ses ennemis avaient donné libre cours à leur fureur. L’essentiel du plâtre avait disparu. Cependant, certains des dessins avaient été grossièrement esquissés sur la pierre avant l’application du plâtre, et ces ébauches rudimentaires avaient survécu.

— Nous commencerons par le mur du fond, dis-je à René, moi à droite, vous à gauche. Regardez-moi faire d’abord. Je suis sûre que vous connaissez le principe, mais j’ai mes propres méthodes.

Le procédé de pression à sec consiste à presser une feuille de papier sur les gravures avec les doigts. En mouillant le papier, on obtiendrait bien sûr une copie plus précise, mais l’eau endommagerait les parties effritées et ferait disparaître toute trace de peinture. La technique du calque s’explique d’elle-même. Il faut des crayons à mine tendre et une pression régulière sur la surface à copier. Les muscles du bras et de la main sont soumis à rude épreuve, en particulier lorsqu’on travaille sur une paroi verticale.

Je ne m’étendrai pas sur nos conditions de travail. Imaginez le climat le plus chaud, le plus poussiéreux, le plus mort, le plus sec que votre esprit puisse concevoir, et multipliez-le par deux. Cela vous donnera quelque idée de ce que René et moi endurâmes cet après-midi-là. J’étais bien résolue à me cramponner à ma tâche jusqu’à tomber d’épuisement, et René n’entendait pas se laisser surpasser par une simple femme (mais bien sûr il était trop avisé pour exprimer cette opinion). Pour lui bien plus que pour moi, j’imposais de temps à autre des interruptions pour nous reposer, nous aérer et nous sustenter. Il fallait absorber de grandes quantités d’eau pour éviter la déshydratation. Chaque fois que nous émergions, mes yeux cherchaient Emerson. Chaque fois, il se trouvait en un endroit différent – remesurant une salle que Charlie avait déjà mesurée, en lui disant qu’il s’était trompé, critiquant Abdullah pour avoir négligé un morceau de poterie dans une fissure du sol, ou asticotant la petite équipe qu’il avait assignée à Cyrus. Il nous ignora tout l’après-midi, René et moi. Quand enfin il nous rejoignit à pas lourds, ce fut pour nous dire d’arrêter le travail pour la journée.

René émit un faible gémissement. Je déclarai :

— Dès que j’aurais terminé cette feuille.

Emerson prit l’un des dessins que j’avais terminés et l’approcha de la lampe.

— Humpf, fit-il avant de reprendre le chemin de la sortie.

Quand nous remontâmes, la Vallée était baignée d’ombres bleues. René s’écroula, hors d’haleine. Je lui tendis ma gourde. L’eau était si chaude qu’on aurait pu l’utiliser pour faire du thé, mais elle lui rendit suffisamment de force pour gagner la sortie. Je dus quand même l’aider à descendre la pente.

— Vous avez fait des découvertes ? demandai-je à Cyrus qui nous attendait en bas.

— Guère. Emerson tient absolument à ce qu’on vérifie le moindre pouce de sable. À ce train-là, il nous faudra quinze jours pour atteindre le rocher. Pour l’instant, nous avons trouvé une masse en diorite, comme celles que les anciens utilisaient pour casser les pierres, et quatre morceaux de poterie. (De sa manche, Cyrus essuya son front couvert de sueur et me regarda en clignant des yeux.) Mais ma pauvre, vous avez l’air d’avoir passé la journée dans un bain de vapeur. Vous devez être épuisée.

— Pas du tout. Une bonne tasse de thé bien chaud, en sus d’une bonne tasse d’eau tiède pour me baigner le visage, et je serai en pleine forme.

— Nous pouvons faire mieux que ça, fit Cyrus en me prenant le bras. Venez voir ce que mes hommes ont accompli.

Cela tenait du miracle. La zone ne convenait guère à l’établissement d’un campement. L’espace central était si petit que les tentes avaient dû être disposées en rang au lieu d’être regroupées. Débarrasser complètement le sol de ses pierres aurait pris des semaines, mais les ouvriers avaient écarté les plus gros rochers et préparé des surfaces relativement planes pour y installer les tentes. Des nattes et tapis adoucissaient le sol caillouteux, et des lits de camp promettaient un repos confortable. Nous avions dû apporter avec nous même le bois et le crottin séché pour le feu, car il n’y avait pas là la moindre brindille à ramasser. Plusieurs feux brûlaient, éclairant le crépuscule, et des lanternes pendaient près des tentes. Devant chacune étaient disposés brocs d’eau, bassines et serviettes.

— Je comprends pourquoi vous aviez besoin de tant d’ânes. Je suppose que vous les avez renvoyés dès qu’ils ont été déchargés ?

Nous parcourions le camp du regard, moi avec admiration, et Cyrus avec modestie.

— Je me suis dit que ce serait préférable. Sur un terrain aussi accidenté, un âne ne se déplace pas plus vite qu’un homme. (Il hésita un moment.) J’espère qu’Emerson ne piquera pas une colère quand il se rendra compte que j’ai gardé certains de mes hommes. Ils ne connaissant pas grand-chose à l’archéologie, mais ils ont de bons yeux et une nature suspicieuse.

— Qu’il pique une colère s’il en a envie. Moi, j’approuve, et je me crois encore capable de forcer… Enfin, de convaincre Emerson d’accepter l’inévitable. Comment avez-vous réussi à persuader vos hommes d’équipage de travailler comme gardes ?

— L’argent a une grande force de persuasion, ma chère. Nous reparlerons de tout ça plus tard ; allez visiter vos quartiers et dites-moi s’il vous manque quelque chose.

Le seul défaut que je pus trouver était un excès de luxe inutile, en particulier les oreillers moelleux et le joli service à thé en porcelaine.

— Cela n’ira pas, Cyrus, dis-je en souriant, Emerson va s’étouffer en voyant ces oreillers à volants.

— Et alors ? fit-il, boudeur.

— Plus grave, repris-je, il n’y a pas assez de place pour un second lit de camp, Bertha devra partager ma tente. Non (il était sur le point de protester), je crains qu’il n’y ait pas d’autre solution. Loin de moi l’idée de calomnier les jeunes gens, mais je ne puis permettre que le moindre soupçon de scandale ternisse une expédition à laquelle je participe. Ce genre de racontars, vrais ou faux, nuirait à la progression des femmes dans ce métier, et vous savez que cette progression est de la plus grande importance à mes yeux.

— Soit, soupira Cyrus. Si c’est ce que vous voulez, Amelia, il en sera ainsi.

Le cuisinier de Cyrus était de ceux qui avaient consenti à rester. Je supposais que Cyrus lui avait offert des sommes astronomiques, car les bons cuisiniers trouvent facilement à s’employer sans avoir besoin de supporter des conditions aussi pénibles.

Je servais le thé près du feu quand Charlie entra dans le camp, chancelant. Le pauvre jeune homme faisait peine à voir, sa chemise était aussi trempée que s’il s’était tenu sous une cascade, et ses cheveux dégoulinaient.

— Comment s’est passé la journée ? m’enquis-je gaiement. Vous traciez les plans de la tombe, je crois ?

— Pas seulement, répondit Charlie d’une voix enrouée par la fatigue et la poussière. Je crois que j’ai maintenant pratiqué tous les aspects possibles de l’archéologie. Si le professeur…

Il fut interrompu par le professeur lui-même, qui s’était éloigné pour inspecter le campement. Et voilà qu’il fondait sur nous, en brandissant un objet ressemblant à une massue. Il faisait si sombre que je ne pus identifier la chose avant qu’il s’approche du feu.

— Que diable comptez-vous faire avec ça, Vandergelt ? tonna-t-il en fourrant la carabine – car c’en était une – sous le nez de Cyrus.

— Emerson, pour l’amour du ciel, pointez-la d’un autre côté ! m’exclamai-je, quelque peu inquiète.

— Elle n’est pas chargée, rétorqua Emerson en envoyant valser l’arme. Mais les munitions sont là, avec une demi-douzaine d’autres carabines. Qu’est-ce que vous…

— Si vous me laissiez parler, je vous répondrais, coupa Cyrus avec calme. Personne ne vous oblige à emporter un six-coups, mais pas question que je renonce à un moyen de défense aussi évident. Ce sont des Mauser Geweehrs, avec des cartouches de 7.92 millimètres et des chargeurs à cinq balles. Un bon tireur, comme moi, peut faire sauter la tête d’un homme à deux cents mètres. Et si je vois une tête que je ne connais pas, c’est ce que je ferai, que ça vous plaise ou non.

Les dents d’Emerson brillèrent à la lueur du feu.

— Je suis sûr que votre discours a fait grande impression sur les dames, Vandergelt. En ce qui me concerne, ce n’était sûrement pas votre but, n’est-ce pas ? J’espère que votre vue est bonne, il ne faudrait pas que vous tiriez sur Abdullah ou moi par erreur.

Entendant Cyrus grincer des dents, je me hâtai d’intervenir :

— Cessez vos enfantillages, s’il vous plaît. Le dîner sera bientôt prêt, allez vous laver.

— Bien Maman, répondit Emerson.

Il avait les dents assez grandes, très blanches. Les reflets du feu sur leur émail était du plus terrible effet.

Bertha s’éclipsa pour aller aider le cuisinier. Quand le groupe se reforma, les humeurs s’étaient quelque peu rassérénées – en particulier celle d’Emerson – et le repas délicieux mit chacun dans une disposition d’esprit plus détendue. Avec une certaine affabilité, nous comparâmes nos rapports sur les activités de la journée et discutâmes des plans pour le lendemain. La seule note discordante fut introduite par… Emerson, bien sûr, qui demanda pourquoi je traînais près du feu au lieu de collationner les copies que j’avais faites pendant la journée.

Avec un calme olympien, je répondis :

— Parce qu’il est impossible de mener à bien cette tâche dans de telles conditions. La lumière est insuffisante, et je ne dispose pas de surfaces planes assez grandes pour y étaler les feuilles.

— Mmm, fit Emerson.

Bientôt, bâillements et silences prolongés vinrent interrompre les conversations, et je décrétai qu’il était temps de se retirer. La journée avait été longue et dure pour la plupart d’entre nous.

Bertha ne fut pas contente d’apprendre qu’elle devait partager ma chambre. Elle ne se plaignit pas – c’était une créature très silencieuse, du moins avec moi – mais elle possédait un grand talent pour exprimer ses sentiments sans l’aide de la parole. N’ôtant que sa robe de dessus et son voile, elle s’enroula dans une couverture. Quelques minutes plus tard, sa respiration régulière m’indiqua qu’elle s’était endormie. J’avais l’intention de lui poser quelques questions, mais j’étais moi-même extraordinairement fatiguée. Je sentais mes paupières tomber…

Combien de temps me fallut-il pour comprendre que ma somnolence n’était pas naturelle, je ne le sais. Je résiste particulièrement bien aux drogues et à l’hypnose. Il ne s’agit pas tant d’une immunité physique que de quelque chose dans mon caractère, je crois. Pendant une période indéterminée, je restai allongée, flottant entre veille et sommeil, écoutant les voix basses des ouvriers et le cliquetis des ustensiles de cuisine se fondre peu à peu dans le silence. Il était bien plus de minuit, je pense, quand une sentinelle vigilante, dans mon cerveau, se fit enfin entendre.

— Ce sommeil n’est pas naturel, cria-t-elle, secoue-toi et agis !

C’était plus facile à dire (ou à penser) qu’à faire. Mes membres me semblaient inertes comme des tentacules sans os. Mais le remède était tout proche. J’y avais déjà eu recours dans des circonstances similaires, et grâce au réaménagement de la tente, rendu nécessaire par l’ajout du lit de Bertha, tout mon équipement se trouvait à portée de main. Il me suffisait de tendre le bras.

Mes doigts étaient aussi maladroits que les pattes d’un animal, mais enfin je réussis à ouvrir ma mallette médicale et à en sortir mes sels. Je les respirai à fond. Mon cerveau s’éclaircit, et j’eus en prime la nette impression que le dessus de mon crâne s’envolait. Je m’assis et posai les pieds par terre. J’avais retiré mes bottes, ma veste et ma ceinture à outils avant de me coucher. Il me fallait remettre au moins les bottes avant de mener mon enquête. Non seulement le sol était inégal et douloureux pour des pieds déchaussés, mais il fallait éviter les scorpions et autres bestioles.

Je cherchais toujours mes bottes, à tâtons – car je jugeais imprudent d’allumer une lampe – quand j’entendis un doux roulement de cailloux au-dehors. Je compris qu’un son similaire avait dû alerter ma vigilante sentinelle. Un animal aurait pu le causer, ou un homme sans mauvaises intentions, mais je n’y croyais pas. Me levant d’un bond, je m’étalai immédiatement par terre, ou pour être plus précise, sur le lit de Bertha. Le choc fut trop brutal pour la légère armature, le lit s’écroula, avec Bertha dedans.

Bien que je n’eusse point prévu cette manœuvre, l’incident eut l’effet désiré, à savoir, alerter le campement. Mon cri de surprise fut suivi d’un autre, bien plus perçant. Des pierres craquèrent et roulèrent sous des pieds lancés dans une course effrénée. Un coup de feu claqua.

Je réussis à me dégager de l’amas de couvertures et des fragments du lit de camp rompu. Bertha n’avait pas bronché. Si je n’avais pas été tout à fait sûre qu’une drogue nous ait été administrée, son immobilité aurait balayé mes doutes. Un sommeil normal n’aurait pas manqué d’être interrompu par l’écroulement du lit et la chute de ma personne. D’abord, je localisai mon ombrelle, puis, trouvant mes genoux encore trop flageolants pour me permettre une position plus digne, je rampai vers l’entrée de la tente. Quand je soulevai le rabat, la première chose qui frappa mes yeux hagards fut une luciole géante, qui se balançait d’avant en arrière comme si elle était ivre. Je fis un effort de concentration. La lumière venait d’une lanterne. La main qui la tenait appartenait à Emerson. En me voyant, il s’exclama :

— Sacré nom d’une pipe !

Il n’en dit pas plus, car ses genoux fléchirent et il s’assit brutalement, sans doute sur un caillou pointu, à en juger par le blasphème qu’il laissa échapper.

 

*

* *

 

— C’est très intéressant de comparer les effets d’une drogue sur des individus différents, remarquai-je un peu plus tard.

— Rrrr, fit Emerson.

Il avait impatiemment rejeté mon offre de sels et buvait tasse sur tasse d’un café très fort.

— Vous, poursuivis-je, semblez avoir acquis une certaine résistance, à la suite de vos… heu… récentes expériences. Cyrus a été moins éprouvé que René et Charles…

— Rrrr, fit Cyrus.

— Et c’est Bertha la plus sensible de nous tous.

— Va-t-elle se remettre ? s’enquit René anxieusement.

— Oui. Elle en sera quitte pour une bonne nuit de sommeil, contrairement à nous tous. Le garde, continuai-je, semble avoir été relativement peu affecté. Bien sûr, comme nous ne savons pas comment le laudanum nous a été administré, nous ne pouvons être sûrs de la quantité ingérée par chacun.

— Il était dans la nourriture, marmonna Emerson.

— Ou dans la boisson. Nous en avons tous absorbé, les Égyptiens aussi. Même le garde reconnaît qu’il somnolait quand il m’a entendue crier. La question est importante, reconnaissez-le, car il nous faut déterminer qui a eu l’opportunité de verser la drogue dans notre nourriture. Messieurs, il y a un traître parmi nous !

Emerson me jeta un regard critique par-dessus sa tasse de café.

— Mise à part votre formulation mélodramatique, Peabody, il semble que vous ayez raison. Le cuisinier est le suspect le plus évident.

— Trop évident, objectai-je, vous savez comment il travaille, ses marmites qui mijotent pendant des heures sur un feu en plein air, avec tout le monde qui va et vient… et reste causer un moment. Il faut interroger les domestiques…

— Sottises, grogna Emerson, nous n’avons aucun moyen de découvrir le coupable. Cette saleté a pu être mise dans une outre d’eau avant même que nous quittions le village. Ce pourrait être n’importe qui.

Ses yeux d’un bleu intense examinèrent les visages attentifs et il répéta lentement, avec emphase.

— N’importe qui.

Charles prit immédiatement un air si fautif, que mon vieil ami l’inspecteur Cuff l’eût arrêté sur le champ. J’en déduisis qu’il était très probablement innocent.

Mais quand enfin nous nous séparâmes, je me demandai ce que je savais vraiment sur les deux jeunes archéologues. René travaillait avec Cyrus depuis plusieurs années, mais même une relation durable ne pouvait laver de tout soupçon en un tel cas. La perspective d’un trésor et d’une grandiose découverte a de quoi appâter un caractère faible. En dehors de nos ouvriers d’Aziyeh, il n’y avait que trois personnes qu’on pouvait considérer comme au-dessus de tout soupçon : Emerson, Cyrus et moi-même. Quant à Bertha… son sommeil drogué était authentique. Je l’avais soumise à plusieurs tests, et je n’avais pas le moindre doute. Mais seul le plus stupide des conspirateurs omettrait en pareille occurrence de s’inclure parmi les victimes. Je ne croyais pas Bertha si stupide.

 

*

* *

 

Dans la claire lumière du matin, nous pûmes constater que seule la zone environnant ma tente présentait des signes d’intrusion. Des empreintes partielles de pieds nus apparaissaient en deux endroits où aucun de nos hommes n’était passé.

Quand nous partîmes pour l’Oued Royal, Cyrus portait une carabine. Les sourcils d’Emerson se levèrent quand il s’en aperçut, mais il ne formula aucune objection, même quand Cyrus déclara froidement :

— Ne vous mettez pas des idées en tête si vous voyez quelqu’un sur la falaise : j’ai envoyé deux de mes gars là-haut pour monter la garde.

Tout comme Cyrus, j’avais décidé de prendre quelques précautions. Malgré les vociférations d’Emerson (que j’ignorai, bien entendu), opposé à cet appauvrissement de notre main-d’œuvre, j’avais envoyé Selim, le plus jeune fils d’Abdullah, monter la garde à l’autre bout du grand oued. Selim, beau garçon d’à peine seize ans, était le grand ami de Ramsès. Connaissant la folle témérité de la jeunesse, j’avais hésité à lui assigner ce poste, et ne m’y étais décidée qu’après qu’Abdullah m’eut assuré que lui tout comme Selim se sentiraient déshonorés si son offre était refusée. Aussi fermement que je pus, je rappelai au jeune homme que son rôle se bornait à observer, et qu’il manquerait à son devoir s’il se lançait à l’attaque.

— Restez caché, l’exhortai-je, tirez un coup de feu en l’air pour nous alerter si vous voyez quelque chose de suspect, mais ne visez personne. Si vous ne jurez pas sur le Prophète d’obéir à mes ordres, Selim, j’envoie quelqu’un d’autre.

Selim jura, ses grands yeux bruns aux longs cils pleins de franchise. Je n’aimais pas sa façon de tenir amoureusement sa carabine, mais devant Abdullah qui rayonnait de fierté paternelle, je n’avais vraiment pas le choix. J’espérais seulement que, s’il tirait sur quelqu’un, ce serait sur Mohammed et non sur le reporter du London Times.

Ou même sur Kevin O’Connell. C’était lui que j’attendais, naturellement, m’étonnant qu’il n’eût pas encore réussi à nous retrouver.

Quand nous retournâmes au campement ce soir-là, après des heures éprouvantes dans la sécheresse torride de la chambre funéraire, je trouvai Selim qui m’attendait. Je lui avais ordonné de venir me faire son rapport au coucher du soleil. Même pour protéger Emerson, je n’aurais pas laissé pendant la nuit un garçon aussi excitable à un poste si dangereux, car, comme le sait tout Égyptien, c’est alors que démons et affrits sortent de leur cachette. Le visage de Selim rayonnait de vénération. Il brûlait de me donner ses informations.

— Il est venu, Sitt, comme vous l’aviez prédit ! L’homme que vous m’aviez décrit ! Vous êtes vraiment la plus grande des magiciennes ! Il m’a dit qu’il ne vous avait pas prévenue de son arrivée, mais que vous seriez contente de le voir. Il a dit qu’il était votre ami. Il a dit…

— Il a essayé de vous convaincre, par un bakchich peut-être, de le laisser passer, dis-je, renforçant ainsi ma réputation de puissante magicienne aux yeux de ce jeune innocent. A-t-il laissé un message, comme je… comme ma magie le prévoyait ?

— La Sitt voit tout et sait tout, déclara Selim avec respect.

— Merci, Selim, fis-je en prenant le papier plié qu’il me tendait, allez vous reposer maintenant, vous avez accompli aujourd’hui un vrai travail d’homme.

Bertha s’était réveillée le matin sans séquelles, mais était restée somnolente et amorphe toute la journée. Quand nous étions rentrés, elle était allée droit à la tente, mais lorsque j’y pénétrai elle se leva et sortit. Je ne tentai point de la retenir. M’asseyant au bord du lit, je dépliai le billet. Il devait avoir été rédigé sur place, car l’écriture était très irrégulière, comme si le papier avait été appuyé sur un rocher. Cette difficulté n’avait pas restreint la tendance naturelle de Kevin à la verbosité, ni éteint son enthousiasme bouillonnant d’Irlandais.

Après ses habituels compliments ampoulés, il en venait aux faits :

 

J’attends avec un plaisir que je ne puis exprimer par de simples mots le bonheur de retrouver des amis à qui je voue une admiration sans bornes, vous et le professeur, et de vous féliciter pour votre dernière évasion miraculeuse. En fait, je brûle d’une telle impatience que je ne pourrais accepter un refus. J’ai installé mes pénates dans la jolie maisonnette que quelqu’un (oserai-je espérer que ce soit vous, en prévision de ma venue ?) a aimablement construite tout près de l’entrée de ce canyon. L’un des villageois a accepté de m’apporter chaque jour eau et nourriture, de sorte que mon séjour devrait être confortable. Néanmoins, comme vous le savez, je suis du genre impatient, aussi, ne me faites point trop attendre ou je pourrais prendre le risque de me rompre le cou en descendant la falaise pour vous rejoindre.

 

Quelques compliments supplémentaires suivaient. Ce furent les derniers mots, un impertinent « au revoir » en français, qui firent s’échapper de mes lèvres l’indignation que j’avais jusque-là réprimée.

— Crénom ! m’exclamai-je.

Le visage de Bertha apparut à l’entrée de la tente. Au-dessus du voile, ses yeux s’agrandissaient de terreur.

— Quelque chose ne va pas ? Est-ce… de lui ?

— Non, la rassurai-je, tout va bien en ce qui vous concerne. Vous n’êtes pas obligée de rester dehors, Bertha, bien que j’apprécie votre courtoisie.

Pliant la lettre, je la rangeai dans mon coffret et sortis pour asperger d’eau mon visage poussiéreux et encore plus empourpré maintenant.

Ce soir-là, je ne me joignis pas aux conversations avec mon entrain habituel. J’essayais de trouver un moyen de rencontrer Kevin et de l’éloigner. J’étais certaine que, si je me refusais à le rencontrer, il ferait exactement ce qu’il menaçait de faire, et s’il ne se rompait pas le cou en descendant de la falaise, l’un des gardes de Cyrus lui tirerait certainement dessus. Une femme moins honorable aurait peut-être vu là une solution idéale, mais je ne pouvais nourrir pareille idée. De plus, il restait possible qu’il échappe aux gardes et réussisse à descendre sans se faire de mal.

Je devais le voir et lui parler, avec l’espoir qu’en faisant appel à l’amitié qu’il déclarait éprouver pour moi, je le persuaderais de nous laisser tranquilles. Un petit bakchich, sous forme d’une promesse d’interviews futures, pourrait y aider. Mais comment le contacter seule et sans escorte ? S’il avait vent de mes intentions, Cyrus insisterait pour m’accompagner et sa présence réprobatrice briserait l’atmosphère d’amicale confiance dont j’avais tant besoin pour parvenir à mes fins.

Il me faudrait partir pendant la pause de midi, décidai-je. Ce serait folie d’essayer de parcourir dans le noir ce chemin long et difficile, et je ne pouvais m’éclipser longtemps pendant les heures de travail. La période de repos durait en général deux ou trois heures. Je ne pouvais espérer revenir avant qu’on découvre mon absence, car la distance à parcourir était de près de trois miles, plus le retour, mais si j’arrivais à discuter avec Kevin avant d’être rejointe, j’aurais atteint mon but. C’était faisable, estimai-je. En tout cas, cela valait la peine d’essayer. Et je ne courrais aucun danger puisque Selim montait la garde à l’entrée du canyon.

Ayant ainsi arrêté ma décision, j’attaquai mon dîner de bon appétit. Je remarquai que les autres avaient tendance à examiner chaque bouchée suspicieusement avant de la manger, mais j’étais parvenue à la conclusion que cette ruse, ayant échoué la première fois, ne serait pas tentée de nouveau.

J’avais raison. Me réveillant plusieurs fois au cours de la nuit, je ne me rendormais qu’après avoir eu la certitude de n’éprouver qu’une torpeur parfaitement naturelle. Bertha semblait elle aussi agitée, ce qui me rassura encore plus.

René et moi fîmes du bon travail durant la matinée dans la Salle des Piliers (c’est-à-dire la chambre funéraire) car je ne laisse jamais mes préoccupations personnelles empiéter sur mes devoirs archéologiques. Nous en avions presque terminé avec le mur du fond. Les parties les plus basses ne pourraient être copiées convenablement avant que le sol ne soit dégagé jusqu’au rocher. Je fis part de la chose à Emerson quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner.

— Je présume que vous ne désirez pas que les hommes viennent soulever la poussière pendant que vous travaillez dans la salle ? demanda-t-il. Laissez donc cela pour plus tard, vous avez trois murs et les quatre côtés des deux piliers à faire, si je ne m’abuse ?

La figure de René s’allongea. Il avait espéré profiter d’une ou deux journées de repos pendant que les ouvriers dégageraient le sol.

J’avais envisagé de glisser un peu de laudanum dans le thé du déjeuner pour m’assurer que tous dormiraient profondément pendant que je m’éclipsais. Cela n’étant pas très fairplay, je n’en mis que dans la tasse de Bertha.

Elle s’effondra presque immédiatement. Malgré ma hâte de partir, car le temps m’était mesuré, je me forçai à rester allongée pour m’assurer que tous suivaient Bertha dans les bras de Morphée. Étendue, les yeux fixés sur elle, je ne pus m’empêcher de me demander ce que l’avenir lui réservait. Quelles pensées, quelles peurs, quels espoirs se dissimulaient sous ce front blanc et lisse, dans ces yeux énigmatiques ? Elle ne s’était jamais confiée à moi, n’avait jamais répondu à mes tentatives pour gagner sa confiance. Pourtant, je l’avais déjà vue entretenir des discussions animées avec René et, moins souvent, avec Charlie ; même Emerson parvenait à provoquer, à l’occasion, un de ses rares éclats de rire argentins. Certaines femmes s’entendent mal avec les autres femmes, mais cela ne pouvait être la cause de sa réticence envers moi, car elle se méfiait aussi de Cyrus – qui, dois-je reconnaître, ne cachait pas son aversion pour elle. Était-elle toujours l’esclave volontaire de l’homme qui l’avait traitée avec tant de brutalité ? Était-ce elle qui avait drogué notre nourriture ?

Elle me tournait le dos. Me levant lentement, mue par une impulsion que je n’aurais pu expliquer, je me penchai sur elle. Comme si mon regard attentif avait pénétré son sommeil, elle bougea et murmura quelque chose. Je me rejetai vivement en arrière. Le silence régnait autour de nous. Il était temps de partir.

J’avais retiré ma ceinture avant de m’allonger. J’aurais bien voulu l’emporter avec moi, mais je n’osai courir le risque de faire du bruit. Remerciant le ciel et ma propre prévoyance pour les poches de ma veste, j’y répartis mes outils les plus essentiels. L’un des plus importants, mon petit couteau si pratique, me fournit à point nommé un moyen de quitter la tente. Après avoir taillé une longue fente, je sortis, empoignai mon ombrelle, et partis.

Cyrus avait placé ma tente un peu à l’écart des autres, dans l’aimable intention de me procurer autant d’intimité que le terrain le permettait. Ce n’était pas beaucoup, car dans sa section la plus large l’oued ne dépassait guère une centaine de mètres. Ma tente s’appuyait aux éboulis qui bordaient les falaises. Mes bottes à la main, je descendis l’amas de cailloux. Même nos amis Égyptiens portaient ici des sandales, car l’épaisse corne qui leur protégeait la plante des pieds ne suffisait pas contre les pierres aux bords coupants qui jonchaient le sol du canyon. Mes bas pourtant épais n’y suffirent pas non plus, mais je n’osai chausser mes bottes avant d’avoir mis un peu de distance et quelques gros rochers entre le campement et moi.

Il faisait très chaud, tout était immobile. La seule ombre tombait sur les amas abrupts d’éboulis à la base des falaises. Comme je devais absolument me dépêcher, il me fallut suivre le chemin qui serpentait entre les rochers au fond de l’oued, en plein soleil. Si je n’avais pas été si pressée, j’aurais apprécié cette promenade. C’était la première fois depuis bien longtemps que je me trouvais seule.

Bien entendu, je tenais mon ombrelle d’une main ferme et regardais les alentours avec vigilance, mais je tendais à me fier à ce sixième sens qui prévient du danger. Les personnes qui, comme moi, sont sensibles aux atmosphères et ont souvent été l’objet d’attaques violentes développent ce sens à son maximum, et il me faisait rarement défaut.

Je ne saurais expliquer pourquoi ce fut le cas cette fois-là. Certes, j’étais occupée à préparer le discours que j’allais tenir à Kevin, et les hommes avaient dû passer un certain temps embusqués, immobiles, car j’aurais sûrement entendu le bruit de quelqu’un descendant la pente.

Ils ne se montrèrent pas avant que j’aie dépassé le premier d’entre eux, de sorte que lorsqu’ils émergèrent tous en même temps, la retraite m’était coupée. Un deuxième homme surgit d’un trou en face de moi. Deux autres apparurent en avant. Ils se ressemblaient tous dans leurs robes loqueteuses et leurs turbans, mais j’en reconnus un. Mohammed ne s’était donc pas enfui. Il me fallait bien admirer sa ténacité, mais je n’aimais pas sa façon de me sourire.

La paroi de la falaise se fendait d’innombrables crevasses et fissures. Certains des rochers tombés étaient assez gros pour dissimuler non pas un, mais plusieurs hommes. Combien d’adversaires pourrais-je vaincre ? Resserrant ma prise sur le manche de mon ombrelle, je passai en revue les diverses possibilités à une vitesse que mon écriture mesurée ne peut rendre.

La fuite, en quelque direction que ce fût, aurait été pure folie. Dans les éboulis, je ne pouvais progresser assez vite pour distancer ceux qui se lanceraient à ma poursuite. Une fuite en avant m’aurait précipitée dans les bras de deux adversaires qui s’étaient mis à progresser lentement vers moi. Une retraite vers l’est, d’où je venais – non pas la fuite, mais un recul posé et délibéré – semblait être le meilleur espoir. Si je pouvais venir à bout de l’homme seul qui me barrait la route…

Mais à l’instant même où je faisais passer mon ombrelle dans ma main gauche pour saisir mon pistolet, cet espoir fut réduit à néant par un roulement de cailloux. Un autre homme venait de l’est prêter main-forte à son complice. Je n’avais guère de chances, pensai-je, de mettre hors d’état de nuire ni d’éviter deux hommes. Mon pistolet n’était précis qu’à très courte distance, et il me faudrait tirer en courant. Mais il me fallait quand même essayer.

Le deuxième homme apparut, et mes doigts se figèrent sur le canon de mon pistolet (qui s’était retourné dans ma poche, ce que je n’avais pas prévu). C’était Emerson, tête nue, visage empourpré, et lancé dans une course extrêmement rapide.

— Courez, espèce d’idiote ! cria-t-il en se jetant sur l’Égyptien surpris, qui s’écroula dans un flottement d’étoffe crasseuse.

Je supposai qu’il s’adressait à moi, et je n’étais pas en situation de me plaindre des termes qu’il avait choisis. L’apparition soudaine et l’action rapide d’Emerson avaient jeté nos opposants dans une confusion momentanée, et je me défis sans mal de l’homme le plus proche de moi. Mais quand Emerson me prit la main et s’enfuit, en me traînant derrière lui, j’approuvai sans réserve sa décision. J’aurais cependant aimé qu’il surmonte ses préjugés à l’égard des armes à feu. Une carabine aurait été du plus grand secours à cet instant précis.

Nous étions encore à plus d’un mile du campement et je ne voyais pas comment nous pourrions l’atteindre avant d’être rattrapés. Était-il venu seul ? Les secours étaient-ils en route ? Les questions se bousculaient dans mon esprit mais j’étais trop essoufflée pour les formuler. Cela valait probablement aussi bien car Emerson, de toute évidence, n’était pas d’humeur à discuter. Après avoir contourné un surplomb rocheux, il obliqua brusquement à droite, me prit par la taille et me projeta en haut de l’amas d’éboulis.

— Filez, haleta-t-il, soulignant sa suggestion d’une vive claque sur une partie adaptée de mon anatomie. Par cette ouverture ! Dépêchez-vous !

En levant les yeux, j’aperçus ladite ouverture, un trou noir de forme irrégulière dans la paroi de la falaise. Elle était vaguement triangulaire, se rétrécissant en une fente qui tournait à angle aigu au sommet de l’éboulis. Seule sa partie la plus large pouvait laisser passer un corps humain. Je passai, avec peu de bonne volonté consciente mais beaucoup d’aide de la part d’Emerson, qui me poussait par-derrière. Je ne résistais pas, bien que la perspective de tomber dans le noir, sans la moindre idée de ce qui se trouvait en dessous et au-delà, ne fût guère attirante. Mais elle était néanmoins préférable à l’autre possibilité.

J’atterris quelque peu brutalement sur une surface inégale, environ deux mètres au-dessous de l’ouverture. Le sol était jonché de cailloux et autres objets qui pénétrèrent douloureusement dans mes mains nues. En me remettant sur pied tant bien que mal, j’entendis un vilain bruit d’écrasement et un hurlement, que suivit une cascade de cailloux. J’en déduisis qu’Emerson avait décoché un coup de pied dans la figure d’un de nos poursuivants. La confusion qui s’ensuivit lui donna le temps de faire une entrée un peu plus digne que la mienne. Les pieds en avant, il se laissa tomber à côté de moi. Pendant quelques secondes, hors d’haleine, il ne put que haleter bruyamment. L’espace où nous nous trouvions était assez réduit ; juste derrière nous, le sol se relevait abruptement pour rejoindre le plafond. La largeur ne dépassait pas cinq ou six pieds, mais à la régularité relative des parois, je compris que nous étions dans une des entrées de tombe dont parlait Emerson.

Il reprit son souffle.

— Où est votre ridicule petit pistolet ? demanda-t-il.

Je le sortis et le lui remis. Tendant le bras à l’extérieur, il pressa deux fois la détente.

— Pourquoi gaspillez-vous les munitions ? Je n’ai que six balles, et vous n’avez même pas…

— J’appelais à l’aide, coupa-t-il.

Appeler à l’aide n’est pas dans les habitudes d’Emerson. Mais en l’occurrence, cela semblait la seule possibilité raisonnable. L’entrée de la tombe-grotte était si étroite et si mal située que nos adversaires ne pouvaient y pénétrer qu’un par un – courant par là même le risque considérable de se faire taper sur la tête, l’un après l’autre, par Emerson. Mais nous ne pouvions pas, quant à nous, sortir tant qu’ils nous attendaient. Emerson, pour une fois, avait accepté l’inévitable, mais de toute évidence cela ne lui plaisait guère.

— Oh, fis-je, vous êtes venu seul ?

— Oui, répondit-il très bas.

Puis sa voix enfla en un rugissement assourdissant :

— Espèce d’idiote ! Qu’est-ce qui vous a pris de faire quelque chose d’aussi stupide !

Je reculai, mais je ne pus aller très loin. Les mains d’Emerson m’agrippèrent brusquement les épaules, et il me secoua comme un prunier, sans cesser de hurler. Déformées par l’écho, ses paroles n’étaient guère intelligibles, mais j’en saisis le sens général.

Je ne crois pas que je l’aurais frappé si ses violentes secousses n’avaient – tout à fait involontairement, bien sûr – provoqué une douloureuse collision entre la paroi derrière moi et ma tête. J’avais perdu mon chapeau durant notre fuite et mon chignon s’était défait, de sorte que le choc ne fut pas amorti. La douleur fut si vive qu’elle balaya tout scrupule que j’aurais pu avoir à lui faire mal à mon tour. Néanmoins, si je n’avais pas été (pour diverses raisons) dans un état d’excitation émotionnelle considérable, je ne l’aurais pas fait. Sauf dans des jeux d’une nature toute différente, et sans rapport aucun avec ce récit, je n’avais jamais frappé Emerson. Ç’aurait été tricher que de frapper un adversaire qui ne peut rendre les coups.

Je n’avais absolument pas l’intention de le frapper au visage, mais mon coup aveugle tomba en plein sur sa joue bandée.

L’effet fut remarquable. Après une longue inspiration de douleur (et, j’imagine, de fureur) il changea sa prise. Un de ses bras m’entoura les épaules, et l’autre les côtes. M’attirant vers lui, il pressa ses lèvres sur les miennes.

JAMAIS il ne m’avait embrassée ainsi ! Entre l’étreinte d’acier de ses bras et sa bouche qui appuyait sur la mienne, ma tête était si penchée en arrière que j’avais l’impression que mon cou allait céder. Entre la paroi derrière moi et la masse dure de ses muscles, mon corps était pris comme dans un étau. En matière de transports d’affection, le talent naturel d’Emerson, par un entraînement constant et des études assidues, avait atteint des sommets, mais jamais il ne m’avait embrassée AINSI. (Ni, je l’espérais bien, aucune AUTRE non plus.) Mes sens n’étaient pas courtisés, mais assaillis, maîtrisés, vaincus.

Quand enfin il relâcha sa prise, je serais tombée si je n’avais eu la paroi derrière moi. Lorsque s’apaisa le rugissement du sang dans mes oreilles, j’entendis d’autres voix, incertaines et angoissées. Les couvrant toutes, j’en discernai une qui me sembla devoir appartenir à Cyrus, car elle criait mon nom. Sans cela je ne l’aurais pas reconnue.

— Nous sommes là ! s’époumona Emerson. Sains et saufs ! Tenez-vous prêts, je vous la passe.

Puis il se tourna vers moi.

— Je vous demande pardon, fit-il doucement, c’était inqualifiable de la part d’un gentleman – ce que, malgré mon comportement excentrique, je prétends être. Je vous donne ma parole d’honneur que cela ne se reproduira pas.

J’étais trop secouée pour répondre, ce qui valait probablement mieux, car j’aurais alors dit le fond de ma pensée : « Oh si ! Cela se reproduira, si j’y peux quelque chose ! »

Le maître d'Anubis
titlepage.xhtml
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html